La gratuité, mais à quel prix ?
Posté le Thu 08 November 2018 dans Mon avis sur tout (et surtout mon avis)
Ici, bière gratuite (seulement demain)
Internet est un monde à part, où l'on a presque tous pris de drôles d'habitudes. Une en particulier s'est érigée en un principe que peu sont prêts à remettre en question : la gratuité. Il est devenu tellement naturel de pouvoir bénéficier sur le net de toutes les ressources que l'on souhaite sans débourser le moindre centime qu'on en oublie presque ce que cela implique.
Je glisserai rapidement sur l'expression habituellement brandie lorsque ce sujet est évoqué : "Si c'est gratuit, c'est vous le produit". Car s'il est certes extrêmement important de se demander pourquoi Google nous "offre" une boîte mail qu'un hébergeur sérieux facture au moins 1€/mois, pourquoi ce même Google ou Facebook nous laissent stocker des Go d'images et de vidéos sans aucun frais, ... ce n'est pas du désir si amplement partagé de pouvoir bénéficier gratuitement de tels services dont je voudrais parler ici. Après tout, libre à chacun de sacrifier un peu de sa vie privée ou de sa liberté pour économiser quelques euros par mois ... s'il le fait en pleine conscience.
Je voudrais plutôt évoquer le sujet de la gratuité attendue de l'accès aux contenus. Il est évidemment relié au précédent, puisque sans la possibilité d'un accès gratuit à du contenu, il n'y aurait pas de raison d'utiliser ces services. Mais il pose un tout autre problème, qui est celui de la rétribution du producteur du contenu ; car s'il est évident qu'avec un bénéfice cumulé de presque 30 milliards de dollars, les deux géants pré-cités n'ont aucun mal à faire leur beurre sans jamais nous avoir directement prélevé un seul centime, il est beaucoup moins évident a priori d'expliquer notre exigence de voir mis à notre disposition des contenus à la fois gratuits ET de qualité.
Car transposée dans le monde "réel", cette exigence paraît bien incongrue : s'attend-on à lire des articles de qualité dans des quotidiens gratuits comme "20 Minutes", "CNews", ..? S'attend-on à ce qu'une chaîne privée gratuite comme TF1 ou M6 propose des contenus dont le but premier serait la qualité plutôt que l'audience ? Préferera-t-on regarder - gratuitement - un film entrecoupé de pages de publicités plutôt que de le louer ou le voir au cinéma ? Ne payions-nous pas, autrefois, pour avoir accès au savoir encyclopédique ? S'attendait-on à ce qu'un inconnu prenne sur son temps pour nous transmettre son savoir, ou nous distraire, sans la moindre contrepartie (financière ou simplement via un cordial échange de bons procédés) ?
En suivant une logique purement économique, ce désir s'explique pourtant assez bien, au-delà bien entendu de la constatation triviale qu'on a - apparemment - rien à perdre avec un bien acquis gratuitement. Si, pendant bien longtemps, l'accès aux contenus s'est fait via une diffusion ponctuelle "gratuite" (à la radio, à la TV), payante (cinéma, concerts, ...) ou encore en s'en procurant une copie (un exemplaire de tel livre, une cassette VHS, un disque vinyle, un article de presse publié dans tel journal) l'émergence d'Internet a fait voler le modèle ancien de diffusion en éclats ... en ce qu'il permet la multiplication à l'infini des copies d'un contenu. Il apparaît dès lors vain de tenter d'en restreindre l'accès, et ce sont d'autres valeurs qui peuvent être monnayées : par exemple, l'accessibilité (le fait de pouvoir accéder au contenu de n'importe où sans se soucier de son stockage, à l'exemple de Dropbox, Google Drive, Netflix, Spotify, ...), ou simplement la capacité à sélectionner le contenu de qualité parmi l'infini flux de contenu disponible et toujours renouvellé.
Il reste que cette exigence, pour toute fondée qu'elle soit, laisse complètement de coté la question de la rétribution du producteur du contenu. Cela ne pose pas problème si les motivations de celui-ci sont telles que l'idée même d'une rétribution est accessoire voire néfaste ; par exemple, s'il s'agit d'une institution publique dont la mission est justement la production de contenu accessible. Ou encore, s'il s'agit d'une association militante ou du service de communication d'une entreprise, pour qui le but premier sera de transmettre un message, ou des idées. On peut aussi imaginer des petits arrangements flirtant avec la légalité s'il s'agit d'un acteur plus "traditionnel" qu'on réussit à rémunérer dans la "vraie vie" (par exemple, "je télécharge l'album de tel artiste mais je vais le voir en concert à chaque fois qu'il passe dans ma ville alors je peux me le permettre").
Mais le web regorge également de tutoriaux, billets d'humeur, analyses de fond, cours, articles de vulgarisation, contenus originaux divertissants ... écrits / réalisés par des internautes dont ce n'est pas l'activité principale, et pour cause : je renvoie notamment vers ce billet sur le sujet de l'animateur de l'excellent blog et de la non moins excellente chaine Youtube Science étonnante (consacrée à la vulgarisation scientifique). Même d'autres dont le succès leur a permis d'en faire leur activité principale restent dans une situation très incertaine vis-à-vis de la plateforme qu'ils ont "choisie", comme l'explique avec son franc-parler et sa transparence habituelles le Joueur du Grenier (qui publie depuis des années sur Youtube des vidéos autour du monde du jeu vidéo) dans une vidéo récente.
Les formes des contenus "faits maison" auxquels Internet nous permet désormais d'accéder sont innombrables, de même que les sujets abordés, mais l'écrasante majorité de ces productions ont une caractéristique commune : leurs consommateurs en profitent gratuitement, et ils ne voient pas forcément pourquoi il devrait en être autrement. Pourtant ... Certains internautes sont capables de régulièrement toucher des dizaines de milliers de leurs semblables (voire plus) en leur transmettant leur savoir, en les incitant à la réflexion, ou en leur procurant un divertissement qu'ils apprécient. Quand bien même l'audience serait moindre, n'est-ce pas là une activité véritablement créatrice de valeur qu'il serait juste et souhaitable d'encourager, et donc ... de rétribuer (ne serait-ce que pour lui permettre de perdurer) ? Ne serait-il pas profitable à la société dans son ensemble de permettre à ces internautes de se consacrer à ce qu'ils savent manifestement si bien faire, voire d'en faire leur principale activité ? Les aider à tendre vers cela ne vaudrait-il pas la peine de bousculer un peu nos petites habitudes ?