La stupidité fonctionnelle
Posté le Sat 01 September 2018 dans Au coin du feu
Je lis en ce moment un livre de 2016 sur l'organisation du travail et le monde de l'entreprise intitulé "The stupidity paradox : the power and pitfalls of functional stupidity at work"" (Le paradoxe de la stupidité : pouvoir et pièges de la stupidité fonctionnelle en action), malheureusement non encore traduit en français. Il est écrit par deux chercheurs en sociologie des organisations et management, et remet en question nombre de lieux communs sur la supposée intelligence de nos sociétés.
Au fur et à mesure de ma lecture, j'essayerai d'en extraire les idées principales et de les présenter sous une forme aussi résumée qu'il est possible de le faire sur un contenu aussi dense. J'essaierai de m'abstenir de commentaires personnels, sauf mention contraire. Et, me rendant déjà compte du travail que représente l'écriture des prochains articles couvrant la suite du livre, j'ajoute que je m'abstiendrai aussi le plus souvent de citer les sources mentionnées dans le livre ; mais n'hésitez pas à les demander dans les commentaires si vous en souhaitez sur un point précis.
Le livre part du sentiment souvent partagé sous forme d'anecdotes lors de conversations entre amis/collègues que la plupart des entreprises et organisations se retrouvent à faire des choses qui paraissent stupides dès lors qu'on les regarde avec un peu de recul ; elles s'adressent à des cabinets de conseil qui leur envoient de tous jeunes diplomés sans aucune expertise, et n'appliquent de toute façon pas leurs conseils, dépensent plus de moyens dans la communication autour des changements qu'elles font plutôt qu'à réellement les mettre en place, appliquent des procédures ubuesques jamais remises en question, ... Bref, alors qu'à tous les échelons, on vante l'intelligence des entreprises, de leur management, de leurs employés, et de la société en général, la réalité des faits semble être tout autre.
Quelques exemples édifiants viennent illustrer ce constat, en guise d'introduction. Le premier est celui de la crise financière de 2008, majoritairement causée par la mise en place quelques années auparavant par les "quants" (de brillants mathématiciens s'étant mis au service des banques et agences de trading) de modèles et produits financiers extrêmement rentables, mais tellement complexes et déconnectés de la réalité que leur usage devenait à terme dangereux. Très peu nombreux furent ceux qui tirèrent le signal d'alarme sur ces paquets d'obligations qui se retrouvaient comme par magie considérés comme des placements sûrs alors qu'ils étaient composés majoritairement d'obligations pourries. On ne peut que s'étonner de l'aveuglément général qui était devenu la norme dans ces entreprises qui regorgeaient pourtant de personnes incontestablement intelligentes ; la survenue de la crise fut un brutal rappel à la réalité, aux conséquences malheureusement pas circonscrites à leurs seuls responsables.
Le deuxième exemple est celui des méthodes de management en place chez Pepsi lors de "la guerre du Cola" dans les années 1980. D'anciens cadres décrivent des réunions à la limite du rituel de mouvement sectaire, avec un "uniforme" et un moment d'entrée dans la salle dépendant du rang occupé, des responsables sommés de s'expliquer au moindre résultat négatif, et éventuellement chatiés en public en cas d'échecs répétés, ... Les membres de l'entreprise se décrivaient eux-mêmes comme les "Marines" (corps d'élite de l'armée américaine) du business. Cette compétition entre employés poussée à l'extrême, incitant chaque responsable à prouver sans relâche sa virilité, son loyal et complet dévouement, sa capacité à tenir bon devant la pression, eut dans l'ensemble des conséquences positives pour l'entreprise Pepsi, qui passa de presque inconnue à concurrent majeur de Coca-Cola ; mais à quel prix humain. Et le tout, rappellent les auteurs, uniquement dans le but de vendre toujours plus de boissons gazeuses aux vertus diététiques et sanitaires bien connues.
Un troisième exemple court mais frappant tient dans une expérience de psychologie réalisée récemment. Le but en était de tester la réaction d'étudiants à qui l'on imposerait de réfléchir pendant une courte période ; le sujet était invité à rester assis seul dans une pièce vide et invité à se perdre dans ses pensées, pour une durée de 5 à 15 minutes. La plupart témoignèrent de leur difficulté à se concentrer, et la moitié trouvèrent l'expérience désagréable. Pire encore, dans une autre version de l'expérience, près de la moitié des participants préférèrent s'infliger de faibles décharges électriques pour se "distraire" plutôt que de rester à réfléchir pendant cette durée pourtant courte.
La thèse des auteurs donnant un sens à toutes ces observations donne son titre au livre : la plupart des organisations sont sujettes à ce qu'ils appelent la stupidité fonctionnelle, c'est-à-dire qu'ils emploient des personnes intelligentes qui se retrouvent à faire beaucoup de choses stupides. Le paradoxe tient dans le fait que cette stupidité a parfois des intérêts à court terme (ce qui explique qu'elle perdure), mais des conséquences catastrophiques sur le long terme.
Ils s'attacheront évidemment dans la suite à appuyer cette thèse, en démontrant un certain nombre de faits au passage ; la plupart des emplois considérés comme intellectuels ne le sont pas tant que ça ; l'apparence d'intelligence compte plus que l'intelligence elle-même ; la plupart des gens n'aiment pas réfléchir ; les entreprises recherchent plutôt la docilité que la créativité ; laisser les employés se poser trop de questions diminue leur productivité, leur motivation et leur implication à court terme.
... de nombreux articles à venir, donc, pour développer ces points, et bien d'autres encore !