Pour en finir avec l'anonymat sur Internet (1)
Posté le Tue 29 January 2019 dans Mon avis sur tout (et surtout mon avis)
Dans l'ensemble des critiques que formulent à son encontre les gens qui ne connaissent pas grand chose à Internet, il en est une qui rencontre un succès certain auprès des commentateurs de tout poil, surtout quand elle est assortie de formules magiques comme "réseaux sociaux" ou "fake news" : c'est celle de l'anonymat, souvent présenté comme intolérable, permettant à des foules d'Internautes déchainés d'exprimer toute leur haine et leur violence en toute impunité (voir cette belle compilation à laquelle je rajoute cet article insultant au sens propre, "Lettre aux haineux dissimulés").
Tremblez, citoyens ! Il est urgent de légiférer ! Il faut lutter contre le cyber-harcèlement ! Et tous ces jeunes qui vont rejoindre Daesh ! Tu n'as rien à te reprocher de toute façon ! Pourquoi tu voudrais te cacher, hein ?
Entendant ce type de propos revenir assez souvent dans des débats pourtant souvent d'un bon niveau, et voulant expliquer à mes proches les raisons qui me poussait moi-même à m'exprimer sous pseudo, j'avais entamé cet article bien avant qu'il ne devienne à la mode d'y aller de son avis. J'ai donc raté une occasion de me transformer en hipster précurseur et visionnaire, mais je vais quand même y aller de mon commentaire. N'hésitez d'ailleurs surtout pas à réagir et commenter (de manière anonyme ou non, c'est votre choix), je vais peut-être dire beaucoup de bêtises.
L'effervescence de mise autour du sujet fait en grande part suite à la sortie récente d'Emmanuel Macron lors d'un des "débats" de ces dernières semaines :
Je crois qu’on doit aller vers une levée progressive de toute forme d’anonymat et je crois qu’on doit aller vers des processus où l’on sait distinguer le vrai du faux et où l’on doit savoir d’où les gens parlent et pourquoi ils disent des choses, ça participe de cette transparence.
L'angle est un peu nouveau de celui employé habituellement : il estime cette transparence essentielle à une bonne "hygiène démocratique". Cela ne manque pas de piquant si l'on rappelle que la grandiloquente "loi pour la confiance dans la vie politique" votée en tout début de son mandat a assez largement oublié le sujet du lobbying auprès des parlementaires ; que les amendements proposés par certains députés se retrouvent entre les mains de groupes de pression avant même leur discussion ; que les députés ont le droit de rencontrer des lobbyistes ou de recevoir des cadeaux de leur part sans obligation de déclaration (voir les propositions de l'association Anticor sur le sujet) ; que des amendements copiés-collés à la virgule près sont proposés par des dizaines de députés (du groupe LREM, notamment), sans qu'on ne sache d'où leur vient cette étrange inspiration. L'hygiène démocratique commande sûrement plus impérieusement de permettre à tous de connaître la provenance des textes de loi qui régissent en bonne partie nos vies que de savoir qui se cache derrière le compte Twitter "parodique" Le Journal de l’Elysée ᵖᵃʳᵒᵈᶦᵉ.
On m'opposera que l'on peut bien agir sur deux fronts à la fois, ce que je concède bien volontiers. Mais alors qu'une action en faveur de la transparence dans les agissements des élus et le fonctionnement des assemblées nous rapprocherait du vertueux exemple scandinave, la levée de l'anonymat sur Internet est une demande qui invite plutôt à la comparaison avec les régimes les plus autoritaires de la planète.
Il doit être palpable que je ne suis pas vraiment en faveur de cette idée, mais il ne suffit pas de le dire. Aussi je vous propose de tenter un panorama du sujet, qui je l'espère permettra à tous ceux qui veulent se faire un avis sur le sujet de le faire en toute connaissance de cause. Je lance donc une série d'articles qui abordera plusieurs facettes du sujet ; car avant de parler du problème de l'anonymat sur Internet et de quoi faire, encore faut-il peut-être démêler certaines confusions qui semblent persister, ce que j'espère pouvoir faire au cours d'une suite d'articles (à la base prévu pour être unique, mais il y a vraiment trop à dire). Ils balaieront les thèmes suivants, pas forcément dans cet ordre :
- C'est quoi l'anonymat ?
- C'est quoi Internet ?
- Y a-t-il vraiment un problème ?
- Quelle est la situation actuelle ?
- Quelles sont les perspectives à venir dans la matière ?
Je n'hésiterai pas à verser dans des aspects techniques, car cela me semble absolument essentiel pour se faire un avis ; mais je le ferai de la manière la plus didactique possible, car là comme ailleurs, les principes fondamentaux ne sont pas du tout aussi complexes que ce que certains laissent parfois entendre. À la fin de cette série, vous aurez vu passer des termes qui vous paraîtront pour le moment abscons, comme protocole TCP/IP, DPI, TOR, dark web ... mais vous aurez aussi compris, je l'espère, qu'on ne peut pas vraiment parler de ce sujet sans avoir au moins une fois vus.
Alors allons-y (quel art de la transition, n'est-ce pas ?), demandons-nous déjà ce qu'est l'anonymat. On peut simplement partir de la définition du dictionnaire de l'Académie Française :
ANONYMAT, subst. masc.
I.− État d'une personne, d'une chose dont on ignore le nom, l'identité.
Sous l'anonymat, sous le voile de l'anonymat, garder l'anonymat.
En rebondissant sur cette définition, on peut se poser quelques questions qui amèneront plusieurs distinctions utiles : que recouvre ce "on" ? Vous, moi, mon voisin, l'État, Mark Zuckerberg ? Quelle est la raison de cette ignorance ? Une volonté, une impossibilité physique, technique, juridique, ...?
Puisque nous sommes sur mon blog, commençons par parler de moi : si vous faites partie des trois lecteurs qui êtes arrivés par hasard sur cette page sans ma recommandation préalable, vous ne connaissez pas mon identité. On peut déja noter que si vous êtes arrivés jusqu'ici, c'est que le fait de ne pas la connaître ne semble pas vous empêcher de lire ma prose, ni de l'apprécier (permettez-moi de le penser !). Après tout, ne pas vous donner plus d'information que cela sur ma véritable identité est un bon moyen de faire en sorte que vous jugiez mon propos uniquement sur son fond et sa forme, et non sur sa provenance ; une hygiène de pensée qu'il est souvent bon d'avoir, même si là, de fait, je vous force la main.
Si je reste donc un inconnu pour vous, cela ne vous empêche pas pour autant de pouvoir vous faire une petite opinion de moi, de ce que je suis, de ce qui m'importe, de mon parcours ... Il suffit pour cela de lire ce que je publie ici, ou sur d'autres coins assez visibles du web où je publie sous le même pseudonyme (et profitez-en pour me partager, me retweeter, me liker, c'est mon but ultime dans la vie !). Cela vous donnera une vision certes partielle et biaisée (car je décide librement de ce que je veux bien diffuser), mais pas forcément très éloignée de ce que je suis réellement. À force de me lire, peut-être même éprouverez-vous une certaine sympathie à mon égard, l'envie de correspondre avec moi sur tel ou tel sujet, pourquoi pas de me rencontrer ; c'est un des charmes propres à Internet que de permettre ce type de relation entre deux humains, et en tant que relativement vieux routard des espaces de discussion, il me serait difficile de faire un décompte du nombre de rencontres, amicales ou amoureuses, que j'ai vu se faire par ce biais (sans même parler des sites de rencontres dont c'est le but et le principe).
Ainsi donc, l'anonymat, ou plus exactement, le pseudonymat dont il est question ici (qui déconnecte totalement l'État Civil de l'identité sous laquelle on se présente) n'empêche absolument pas la création de relations humaines bien réelles entre individus. Par ailleurs, l'écriture, l'expression d'idées, ou la conception artistique sous pseudonyme ne sont pas exactement des nouveautés de l'ère numérique. Les exemples étant innombrables, je me contenterai d'en citer deux contemporains : l'artiste Banksy dont les œuvres affolent les critiques et le marché de l'art, et Satoshi Nakamoto. Vous ne le connaissez pas ? Il a pourtant fait le bonheur (ou le malheur) de spéculateurs du monde entier, puisqu'il s'agit ni plus ni moins du créateur du bitcoin et du principe technique sous-jacent de la blockchain. Personne ne sait pourtant de qui il s'agit, ni même si c'est une seule et même personne.
Dans le cas d'Internet comme dans celui de ces exemples de la "vraie vie", le simple fait de vouloir l'anonymat n'est pour autant pas une garantie absolue ; il suscite souvent tant de curiosité que nombreux sont ceux qui se donnent pour but de percer le secret, et comme dans une enquête digne des romans de détectives, rassemblent les indices pour retrouver l'identité réelle de celui qui souhaitait se cacher. Pour les deux personnes citées ci-dessus, cela se traduit par l'existence, pour chacun d'entre eux, d'hypothèses plus ou moins fantaisistes sur leur origine. Et sur Internet, cela se fait en masse, assez rarement avec de bonnes intentions, sous le nom de "doxxing", une pratique qui consiste à trouver puis réveler des éléments privés concernant une personne qui s'exprime sur Internet : pour quelqu'un qui s'exprime en son identité propre, cela pourra être son adresse, son numéro de téléphone, ... Pour quelqu'un qui s'exprime sous pseudonyme, la première étape de ce jeu pervers consistera bien entendu à déterminer sa véritable identité.
Jusqu'ici il n'a été sujet que de la relation qui existe entre vous, lecteur, et moi, auteur de cet article ; si elle se caractérise a priori par l'anonymat, vous conviendrez que ses contours et ce qu'il recouvre précisément sont déjà beaucoup plus flous. Et rappelez-vous que c'est un anonyme qui vous parle, alors que la tendance depuis l'avènement des réseaux sociaux est plutôt à une utilisation de plus en plus accrue de sa véritable identité, chose qui était auparavant extrêmement rare sur Internet, voire impensable pour la plupart des "puristes". Au premier rang des "responsables" de cette tendance, on citera évidemment Facebook, qui a ses débuts n'était qu'un site paraissant bien inoffensif, permettant justement de rester en contact avec des personnes que l'on connaissait déjà dans la "vraie vie" ; nous n'avions alors vu aucune raison d'y dissimuler notre véritable identité, et avons certainement été bien naïfs et peu prudents d'aller y déverser volontairement des quantités astronomiques de données qui étaient indubitablement privées.
Mais il y a en plus de vous et moi une myriade d'acteurs que la plupart des critiques de l'anonymat sur Internet semblent (délibérement ?) ignorer : ceux qui rendent techniquement possible la publication de mes pertinents écrits, ceux qui vous permettent de me lire, et le législateur. Pour voir plus clair dans tout cela, je vous propose d'attendre le prochain article, qui abordera les points techniques nécessaires.